La beauté (en question)

Sonia Delaunay
Sonia Delaunay

Il m’est toujours difficile de dépasser mon sentiment de perplexité quand il s’agit d’évoquer la beauté. Je trouve le tableau de Magritte la « dialectique de Hegel » très beau, pourtant mon voisin le déteste. Il en va de même avec la beauté physique, le fait que je trouve cette personne belle ou non, n’implique pas que vous approuviez mon goût. En d’autres termes, la beauté peut se dire relative. Elle dépend de nos goûts, de notre éducation, de notre culture, de notre appartenance sociale. Cependant souvent notre perception du beau s’accorde avec une étrange universalité. Nous arrivons à ériger certaines formes de la beauté au rang d’œuvre d’art.

La beauté est-elle relative ou universelle ? Pour y répondre, nous devons comme Hippias (dans le dialogue éponyme de Platon) nous poser la question « qu’est-ce donc que le beau ? »

Dans un premier temps, nous devons distinguer le beau de l’utile. Est utile tout ce qui satisfait directement ou indirectement un besoin : les outils, les machines, les échanges, l’argent. Une belle chose ne satisfait pas directement une envie de consommation. Elle ne produit pas non plus les moyens de la satisfaire. Devant une belle œuvre, je ne cherche jamais à savoir si elle est utile. Je suis simplement emplie d’un sentiment de beauté.

Il arrive cependant qu’un objet soit à la fois beau et utile. Cette coïncidence est très recherchée dans les arts appliqués : les meubles, les vêtements, l’architecture. C’est ce que Kant appelle la beauté adhérente : « il existe deux espèces de beauté : la beauté libre (pulchritudo vaga) ou simplement la beauté adhérente (pulchritudo adhaerens). La première présuppose un concept de ce que l’objet doit être ; la seconde suppose un tel concept et la perfection de l’objet d’après lui »[1]. En d’autres termes, Kant désigne par beauté adhérente, la beauté d’un objet soumis à d’autres critères que le jugement esthétique. Un immeuble, par exemple, doit tenir, mais il doit selon le cas, abriter une foule, une famille, une administration, des machines. En remplissant sa fonction, il est utile. Il peut être laid ou beau, mais ce n’est pas lié à son utilité. Le Design cultive cette union de l’utile et du beau jusque dans les objets ménagers (le rayon culinaire du Bon Marché en est un excellent exemple).

« Dans l’appréciation d’une libre beauté (simplement suivant la forme) le jugement de goût est pur. On ne suppose pas le concept de quelque fin pour laquelle serviraient les divers éléments de l’objet donné et que celui-ci devrait ainsi représenter, de telle sorte que la liberté de l’imagination, qui joue en quelque sorte dans la contemplation de la figure, ne saurait être que limitée »[2].

Kant désigne ainsi par beauté libre, la beauté qui n’est astreinte à aucune fonction extérieure. Elle ne sert à rien. Elle est juste en elle-même, pour elle-même. Pour comprendre ce point de vue, nous pourrions nous attarder sur les œuvres non figuratives, la musique sans thème, ou la musique électro-acoustique, ou encore l’art abstrait. La beauté d’un tableau de Sonia Delaunay, par exemple, est une beauté libre. Elle se suffit à elle-même. Attention, je ne cherche pas ici à dire que nous devons considérer qu’il y a une beauté supérieure à l’autre. Bien au contraire, si la beauté inutile est plus « pure », parce qu’elle est belle et rien d’autre, la beauté utile enrichit notre quotidien. Depuis toujours, toutes les civilisations ont cherché à embellir les outils. C’est d’ailleurs cette quête qui a poussé l’élaboration de nouvelles techniques. Mais cet embellissement est purement gratuit. Il est inutile, le propre du beau étant de ne servir à rien.

J’entends d’ici, les cris, les déchaînements théoriques affirmant qu’un monde sans beauté serait insupportable. Les uns me diront alors que le beau est dans la nature, d’autres me diront que la beauté se situe dans l’artifice. Certains renverront des beautés diverses en opposition. Pourtant, tous nous arrivons à nous accorder dans des moments de contemplation. Ces contradictions disparaissent en une volute de fumée, si l’on considère que le beau répond à un besoin spécifique, distinct des besoins biologiques : un besoin de l’esprit.   



[1] Cf. Kant, Critique de la faculté de Juger (1790), traduction d’Alexis Philonenko, éd. Vrin, 1968, §16, p.96

[2] Ibid. p.97